V

Swanson poussa un grognement inarticulé, se rendit jusqu’au bureau et s’assit face au mur. Burckhardt, à nouveau penché sur la grande poupée cassée qui gisait sur le plancher, se taisait. La jeune femme ajouta : « Je suis désolée de tout ce qui est arrivé. » Ses jolies lèvres se contractèrent en un rictus qui paraissait encore plus horrible sur ce visage jeune et frais. Elle parvint pourtant à se dominer.

« Navrée, répéta-t-elle ; le centre nerveux se trouvait juste près de l’endroit où la balle m’a atteinte. Il m’est donc difficile de maîtriser ce corps. »

Burckhardt hocha la tête machinalement, comme s’il acceptait ses excuses. Des robots. C’était évident, à présent qu’il savait. Il pensa à ses folles idées d’hypnose, de Martiens ou d’autres choses étranges. Tout cela était idiot pour la simple raison que la création de robots expliquait encore mieux les faits.

Et il avait eu toutes les preuves sous les yeux : l’usine automatique, avec ses cerveaux transplantés. Pourquoi ne pourrait-on transférer un cerveau à un robot humanoïde, et donner à ce dernier la silhouette et les traits de l’individu original ? Mais ce robot pouvait-il savoir qu’il était un robot ?

« Nous tous, dit Burckhardt, sans se rendre compte qu’il parlait à voix haute, nous tous, ma femme, ma secrétaire, vous, les voisins, nous sommes tous semblables…

— Non, pas exactement. Moi, j’ai pris ma décision parce que j’étais une femme laide, que j’avais près de soixante ans et que j’avais raté ma vie. Quand Mr. Dorehin m’a offert une chance de revivre sous la forme d’une belle fille, j’ai sauté sur l’occasion. Mon corps de chair est toujours vivant ; il est endormi, tandis que je suis ici. Je pourrais le réintégrer, mais je ne le fais jamais.

— Et nous autres ?

— C’est différent, Mr. Burckhardt. Je travaille ici. J’exécute les ordres de Mr. Dorehin, je ventile les résultats des tests publicitaires, j’étudie votre façon de vivre quand il vous donne la vie. Je le fais parce que j’ai choisi de le faire, mais, vous, vous n’avez pas le choix, parce que, voyez-vous, vous êtes mort.

— Mort ? » s’écria Burckhardt.

Les yeux bleus le regardèrent sans ciller ; il comprit qu’elle ne mentait pas. Il avala sa salive, s’étonnant en même temps de ce mécanisme compliqué qui lui permettait d’avaler, de transpirer, de manger, lui, un mort…

« Oh ! dit-il, l’explosion de mon rêve !

— Ce n’était pas un rêve. L’explosion a réellement eu lieu, dans cette usine même où nous sommes. Les réservoirs se sont vidés et ceux que le choc a épargnés ont été tués un peu plus tard par les vapeurs. Mais presque tout le monde a péri au moment même de l’explosion : 21 000 personnes. Vous en étiez, Burckhardt… Dorehin a eu sa chance.

— Le vampire ! » fit Burckhardt.

Les épaules de la fille se soulevèrent en un mouvement étrangement gracieux.

« Pourquoi un vampire ? Vous étiez bien mort ! Dorehin désirait une communauté entière, une tranche parfaite de vie américaine. Or, il est aussi facile de transcrire le comportement cérébral d’un mort que celui d’un vivant. C’est même plus facile : les morts ne peuvent pas refuser. Il a fallu, certes, beaucoup de travail et d’argent – la ville était en ruines – mais on a pu la reconstruire entièrement, d’autant qu’il n’était pas indispensable d’en reproduire exactement tous les détails.

« Il y avait d’abord les maisons dans lesquelles les cerveaux mêmes avaient été détruits. Celles-là sont restées vides. D’autre part, les caves n’avaient pas besoin d’être parfaites et certaines rues n’avaient pas grande importance. De toute façon, cela ne dure jamais qu’un jour. Toujours le même – le 15 juin, – sans interruption. Et si quelqu’un s’aperçoit d’un petit détail erroné, sa découverte n’aura pas le temps de s’enfler, d’entacher la validité des tests, car à minuit toutes les erreurs sont effacées.

« Le voilà, le rêve, Mr. Burckhardt, c’est la journée du 15 juin, car vous ne l’avez jamais vécue vraiment. C’est un cadeau de Mr. Dorchin, un rêve qu’il vous donne et qu’il reprend à la fin du jour, quand il dispose de tous les chiffres relatifs à vos réactions devant telle ou telle variable dans une campagne publicitaire. Alors, les équipes d’entretien se répandent par le tunnel dans toute la ville et drainent les habitants de leur rêve à l’aide d’instruments électroniques. Puis le rêve recommence : c’est à nouveau le 15 juin.

« Toujours le 15 juin ! Parce que le 14 juin est la seule journée que vous puissiez vous rappeler avoir vécue. De temps en temps, les équipes oublient quelqu’un – comme elles vont ont oublié, parce que vous vous étiez glissé sous votre bateau. Mais cela n’a pas d’importance. Ceux qu’on oublie se trahissent d’eux-mêmes, et s’ils ne se trahissent pas, cela n’influe en rien sur la valeur du test. Mais nous, qui travaillons pour Dorchin, on ne draine pas nos souvenirs. Nous dormons quand le courant est coupé, tout à fait comme vous, mais quand nous nous éveillons, nous nous souvenons. »

Son visage se convulsa.

« Si seulement je pouvais oublier !

— Et tout cela pour vendre des produits ! fit Burckhardt d’un ton incrédule. Dorchin a dû dépenser des millions de dollars.

— C’est vrai, dit le robot April Horn, mais cela lui a aussi rapporté des millions de dollars. Et ce n’est pas fini. Dès qu’il aura trouvé les mots clefs qui font agir les gens, vous vous imaginez qu’il s’en tiendra là ? »

La porte s’ouvrit, interrompant la jeune femme. Burckhardt se retourna et braqua son pistolet Il se rappelait trop tard que Dorchin avait pris la fuite.

« Ne tirez pas », fit une voix calme. Ce n’était pas Dorchin, c’était un nouveau robot. Celui-ci n’avait pas été camouflé avec des matières plastiques ni maquillé avec des fards. La carapace d’acier étincelait. Il reprit de sa voix métallique :

« Arrêtez, Burckhardt. Vous n’arriverez à rien. Donnez-moi cette arme avant de faire de nouveaux dégâts. Donnez-la-moi tout de suite. »

Burckhardt poussa un rugissement de fureur. Le torse du robot était d’acier ; Burckhardt ne savait pas si ses balles pourraient le transpercer. Et même si elles le transperçaient… Mais il allait essayer…

Soudain Swanson, que la peur rendait hystérique, fondit sur lui en pleurnichant. Il heurta violemment Burckhardt et l’expédia au plancher. Le pistolet lui échappa.

« Je vous en prie, supplia Swanson agenouillé devant le robot d’acier, il allait vous tuer ! Je vous en prie, ne me faites pas de mal ! Permettez-moi de travailler pour vous, comme cette fille. Je ferai n’importe quoi, tout ce que vous me direz…

« Nous n’avons pas besoin de votre aide », fit le robot. Calmement, il avança de deux pas vers le pistolet mais dédaigna de le ramasser.

La poupée blonde endommagée déclara sans la moindre émotion :

« Je ne crois pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps, Mr. Dorchin.

— Débranchez, s’il le faut », répondit le robot d’acier.

Burckhardt cligna les paupières.

« Mais vous n’êtes pas Dorchin ! »

Le robot d’acier se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.

« Si, je suis Dorchin. Pas en chair et en os car pour le moment, je me sers de ce corps. Je ne crois pas que vous puissiez l’endommager avec le pistolet. L’autre corps était beaucoup plus vulnérable. À présent, allez-vous mettre un terme à ces inepties ? Je n’ai pas envie de vous abîmer ; vous me coûtez trop cher. Voulez-vous vous asseoir et vous laisser mettre au point par l’équipe d’entretien ?

— Vous… vous n’allez pas nous punir ? » geignit Swanson.

Neutre jusque-là, la voix du robot d’acier sembla manifester de la surprise.

« Vous punir ? Et comment ? »

Swanson trembla comme si ce mot l’eût cinglé, mais Burckhardt éclata :

« Mettez-le au point, s’il y consent, mais pas moi ! Il va falloir que vous me fassiez beaucoup de dégâts, Dorchin. Peu m’importe ce que je vous coûte ou le mal que vous aurez pour me remettre d’aplomb. Mais je vais franchir cette porte ! Si vous voulez m’arrêter, il faudra me tuer. Il n’y a pas d’autre moyen. »

Le robot d’acier s’avança d’un demi-pas et Burckhardt s’arrêta involontairement. Il attendit, immobile et tremblant, prêt à mourir, prêt à attaquer, prêt à faire face à n’importe qu’elle éventualité. Mais l’imprévisible se produisit. Le robot fit un pas de côté. Il se trouvait entre le pistolet et Burckhardt mais le passage demeurait libre.

« Allez, dit-il. Personne ne vous en empêche. »

De l’autre côté de la porte, Burckhardt s’arrêta brusquement. C’était folie de la part de Dorehin de le laisser partir ! Robot ou être de chair, victime ou bénéficiaire de ces agissements, rien n’allait l’empêcher de le dénoncer au F. B. I. ou à n’importe quel commissariat de police dès qu’il serait sorti de l’empire synthétique de Dorehin. Sans aucun doute les sociétés qui le payaient pour leur fournir les résultats de tests publicitaires n’avaient pas la moindre idée des méthodes sataniques qu’il appliquait… Tout cela s’écroulerait si on connaissait la vérité. En partant ainsi, Burckhardt risquait sa vie – mais ce n’était qu’une apparence de vie. À ce moment, il n’avait pas peur de la mort.

Il n’y avait personne dans le couloir. Il s’approcha d’une fenêtre. Tylerton était sous ses yeux : une ville en trompe-l’œil, mais qui avait l’air si réelle, si familière que Burckhardt fut sur le point de croire qu’il rêvait encore. Pourtant ce n’était pas un rêve. Il en était sûr. Il avait la certitude, aussi, que personne, à Tylerton, ne viendrait à son secours.

Il fallait partir dans la direction opposée.

Il mit un quart d’heure à trouver son chemin. Il se faufila dans les couloirs, prêtant l’oreille au moindre bruit. Il savait qu’il était vain de se cacher, car Dorehin était sans aucun doute au courant de tous ses mouvements. Personne ne l’arrêta et il découvrit une autre issue.

De l’intérieur, c’était une porte normale. Mais quand il l’eut ouverte et fut sorti, le spectacle fut extraordinaire.

Tout d’abord, cette lumière ! Une lumière incroyable, éclatante, aveuglante. Burckhardt leva la tête en clignant des yeux. C’était ahurissant, terrifiant. Il se trouvait sur une plate-forme de métal poli. À dix mètres devant lui, la plateforme s’arrêtait net. C’est à peine s’il osait approcher du précipice mais même de l’endroit où il se trouvait, il ne pouvait en voir le fond. Le gouffre se perdait dans l’éblouissante lumière.

Pas étonnant que Dorehin l’ait laissé partir librement. Le chemin ne menait nulle part. Mais ce gouffre fantastique à ses pieds, c’était inimaginable, et au-dessus de lui, ces soleils qui, par centaines, dardaient leurs rayons aveuglants.

Une voix appela tout près de lui :

« Burckhardt ? »

Un tonnerre d’échos répéta son nom, au fond de l’abîme.

Burckhardt s’humecta les lèvres.

« Oui, dit-il d’une voix étranglée.

— Ici Dorehin. Ce n’est pas un robot, cette fois, mais Dorehin en chair et en os, qui vous parle, à l’aide d’un micro. Maintenant que vous avez pu vous rendre compte, allez-vous vous montrer raisonnable et laisser l’équipe d’entretien s’occuper de vous ? »

Burckhardt était paralysé. Une des montagnes qui se mouvaient vaguement dans l’aveuglante clarté, s’approcha de lui. Elle le dominait d’une centaine de mètres ; il essaya d’en contempler le sommet, mais ses yeux ne purent supporter l’éclat de la lumière. On aurait dit… mais non c’était impossible.

Le haut-parleur, au-dessus de la porte, appela :

« Burckhardt ? »

Burckhardt fut incapable de répondre.

« Je vois, fit Dorehin. Vous avez fini par comprendre. Il n’y a pas d’issue. Jamais pu vous le dire, mais vous ne m’auriez pas cru. Après tout, Burckhardt, pourquoi aurais-je reconstruit la ville exactement comme elle était auparavant ? Je suis un homme d’affaires ; je surveille mes prix de revient. S’il faut absolument bâtir à l’échelle normale, je le fais. Mais ici ce n’était nullement indispensable. »

De la montagne qui se dressait devant lui, Burckhardt, incapable de se mouvoir, vit se détacher une falaise plus petite qui s’abaissa lentement vers lui. Elle était longue et sombre. Bientôt apparut une masse blanche, pareille à une énorme main.

« Pauvre petit Burckhardt, chantonna le haut-parleur, tandis que les échos roulaient dans le gouffre immense qui n’était qu’un simple atelier. Cela a du vous faire un choc de découvrir que vous viviez dans une maquette de ville qui tient sur une simple table ! »

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